Fodil a interviewé l’ex trader Anice Lajnef sur son parcours dans la finance et sur son retour d’expérience professionnelle. Il lui demande également si un day trader, un investisseur particulier peut s’en sortir sur les marchés financiers. La réponse d’Anice Lajnef est très claire et sans langue de bois. Le lien vers la vidéo est en bas de cet article.
Cette vidéo est le deuxième épisode d’une série de trois épisodes dont je vous recommande le visionnage car l’analyse d’Anice Lajnef sur la mécanique de la création de la monnaie, sur le poids de la dette et sur ses conséquences et sur la notion de « commerce du temps », doit, au minimum, être écoutée, si ce n’est entendue.
L’extrait vidéo en introduction indique que « dans le domaine du forex et du trading on voit bien que l’on fait croire des choses qui ne sont pas possibles, notamment d’acquérir en si peu de temps des connaissances qui vous permettraient de devenir trader ».
Le trading il a énormément évolué aujourd’hui maintenant avec les algorithmes c’est à dire l’utilisation de l’informatique et des technologies ça complètement changé. Donc quelle est la place du trader aujourd’hui ?
En fait ce qui s’est passé c’est dans les années 60 aux années 90, il y a des mathématiciens qui ont trouvé conceptuellement des choses vraiment fantastiques, mais on n’avait pas assez de puissance en terme de calcul pour pouvoir « runer » c’est à dire faire tourner leur logique.
A partir des années 2010, avec la montée en puissance des ordis, du cloud, et des data qu’on pouvait stocker énormément, ce qui s’est passé c’est que les algos pouvaient apprendre, ce qu’on appelle l’intelligence artificielle -c’est un gros mot- mais on pouvait éduquer l’algo pour qu’il arrive à reconnaître « est-ce que ce deal est un bon deal ou pas ».
Donc petit à petit, l’électronique a commencé à prendre le dessus. Donc sur les actions, les traders qui sont à la criée, c’est à dire qui tradent à la voix, ont commencé à quasiment disparaître. C’est resté de façon folklorique, ils ne faisaient plus d’argent. En fait, ils payaient juste des coups. Et concernant les autres traders, tout ce qui se trade de façon automatique et électronique commençait à prendre de plus en plus de place et c’est passé jusqu’à 60% qui tradent électroniquement. Et ça c’est beaucoup en fait.
Le trading, en fait, c’est juste prendre l’information, la « processer », c’est à dire l’analyser, en tirer le jus, avant de faire de l’aide à la décision, c’est-à-dire que soit tu trades électroniquement dans le marché soit tu passes l’ordre au doigt.
Le flash crash de 2010 et Navinder Singh Sarao bouc émissaire
En mai 2010, un événement m’a fait très très peur, mais en fait en dehors même du trading : il y a eu un « flash crash » aux us. La bourse us avait perdu entre 8% et 10% en quelques minutes [9,2% en dix minutes] et en fait ce sont des algos qui se sont emballés [On a parlé des risques du high frequency trading à l’époque].
Ils ont trouvé un bouc émissaire, logé dans la banlieue de Londres. [Il s’agit de Navinder Singh Sarao, qui pratiquait le « spoofing » au domicile de ses parents chez qui il vivait et qui a été qualifié de gros doigt ou « fat finger »]. Le pauvre. Ils ont dit que c’était lui qui avait provoqué tout ça. « Le Kerviel anglais ». [En réalité, six ans plus tard, il a été prouvé que Navinder Singh Sarao n’était vraisemblablement pas à l’origine du flash crash de 2010]. Il a été extradé aux US [en 2016, à la suite d’une plainte de la CFTC]. Comme les gens ne comprennent rien à la finance, au marché, ah ouaih voilà on a trouvé le bouc émissaire et eux ils continuent.
Le risque d’un emballement total : le 0,01% des cas
Ça m’a fait flipper, parce qu’en fait il y a eu un emballement de tous les algos. La bourse et même les algos normalement ont un fusible. Mais là il n’y avait plus rien pour arrêter. Certains ont arrêté leur algo en débranchant la prise électronique. Le problème c’est que les algos les plus puissants en fait ils sont pas là où tu es toi physiquement : ils sont logés à la bourse directement pour aller plus vite dans l’exécution. Tu fais tourner des machines à toi en local et tu lui envoies à l’algo de nouveaux ordres.
Le problème de cet emballement total c’est que cette intelligence artificielle elle marche dans 99,99% des cas mais dans le 0,01%, le jour où ça va mal se passer et que tout le monde va s’emballer et que toutes les machines vont se battre les unes avec les autres, qu’est ce qui se passe ? Qu’est ce qui se passe s’il y a une bombe nucléaire qui est lancée par erreur ou quoi que ce soit ça?
Ça m’a fait très très peur. Il y a un très bon reportage sur ce flash crash là. [Je pense qu’Anice Lajnef fait ici référence au documentaire néerlandais « the Wall Street Code » avec notamment les interventions de Haim Bodek.]
Qu’est ce qui empêche justement de débrancher la prise ? de fermer la bourse dans ces moments-là ?
En fait, qu’est-ce que c’est que la finance ? Quand j’en suis sorti vraiment, j’ai eu le temps de penser à ça. Je ne comprenais pas mais je le ressentais, je me demandais ce qu’on apportait. J’étais peut-être un des rares dans la salle à poser la question de temps en temps et je n’avais pas de réponse ou alors « mais non mais tu te casses trop la tête, on sert à ça, on sert à ça ». Les gens essayaient de s’auto persuader mais moi je n’étais pas dans l’auto persuasion, j’étais vraiment dans la remise en cause. J’essayais d’amener un peu des valeurs, d’aider les jeunes dans la salle, de former les personnes, d’être cool, de bien parler à tes middle, en fait ce n’était pas assez.
Quand j’en suis sorti en juin 2016, j’ai pris trois mois de vacances et à partir d’une question que j’ai vu sur internet qui m’a saoulée, je me suis dit « attends je vais faire un droit de réponse » et je me suis plongé dans un droit de réponse qui devait faire même pas trois lignes. Et en fait j’ai fait 180 pages sur world et je suis resté quatre mois et limite j’allais juste boire et manger.
Ce que j’ai compris c’est que la finance en fait ce n’est que le « commerce du temps ».
Concernant le trading qu’est-ce que toi tu penses de cette mode, de ces publicités qu’on voit beaucoup sur les réseaux sociaux concernant « voilà on peut gagner de l’argent facilement dans le trading… » « tout le monde peut devenir presque trader en regardant dix vidéos… » Quel est ton avis sur le trading. Et après peut-être que l’on définira les différents types d’investissements en bourse.
Premièrement. Des professionnels.
Ok imagine que tu es à la plage et qu’il y a cinq mecs du Barça qui sont là. Et toi tu veux faire un five five avec tes potes. Qui va gagner ? Ils ont tout leur équipement et toi tu es avec ton petit short et pieds nus. Alors peut-être que tu peux gagner si tu te tapes comme un malade etc. Mais il y a une chance sur un million.
C’est pareil là. Ils ont plus d’infos. Ils ont Reuters et Bloomberg en temps réel. Ils ont des passages d’ordres qui arrivent à reconnaître les mots clés et qui passent des ordres instantanément.
Donc toi tu arrives, tu vas sur Boursorama, tu regardes sur Investing… Comment tu peux te battre avec des mecs qui ont de l’info qui arrive, le flux qui est processé et qui est envoyé directement, déjà ça c’est impossible.
Deuxièmement. Les données
Quand j’étais à la Barclays, on processait des millions et des millions de data. Comment tu crois que toi qui trade dans ton petit truc, avec ton analyse graphique, tu crois que tu vas te battre avec nous. C’est juste impossible.
Troisièmement. Les connaissances
Moi je travaille pour des clients, j’entends ce qui se passe toi, j’entends « mec ça commence à bouger sur volkswagen » je n’en ai jamais entendu parler etc. Je vois un mec qui a toujours raison, on ne sait pas pourquoi, peut-être que c’est un bon trader, peut-être qu’il couche avec les CFO de toutes les boites on sait pas pourquoi le mec il a toujours raison. Toi tu te dis ok, j’y vais avec lui. Donc déjà dans une banque, toi tu as plus de connaissances, qui sont quasiment publiques hein, que le clampin lambda qui est perdu dans son salon. Comment il croit qu’il va se battre avec toi à armes égales
Quatrièmement. Le délit d’initiés
J’ai passé ma vie à me battre contre eux, il n’y a rien à faire. C’est-à-dire, un trader qui ne trade jamais une action, soudainement tu vois la trade. Si les gens viennent sur ce nom là, qu’ils se mettent vraiment à la traiter énormément alors qu’il n’y a pas de news sur le stock. On a assez d’expérience, on n’a plus 20 ans tu vois, on dit au petit jeune, « allez tu rachètes tout ce que tu as vendu et je veux même que tu en achètes plus ». Et le lendemain comme par hasard il y a le « diesel gate » ou il y a ceci tu vois. Ou alors le mec c’est un génie la. Il a su un jour avant une annonce qu’ il allait se passer quelque chose.
Qui se fait avoir ? Ce sont les petits. « Oh lala Crédit Lyonnais a monté de 3 %, c’est n’importe quoi, d’après mon chart il faut vendre etc »
Autant jouer au loto ?
Non en fait c’est plus subtil que ça. Quand tu joues au poker, les mecs au début ils vont te donner confiance. Au début tu vas gagner, tu vas prendre confiance en toi. Et petit à petit quand tu peux mettre le gros lot …
Mais attend, ce n’est pas fini, parce qu’après toi, tu vas rentrer dans un délire « j’ai perdu, il faut que je me refasse ». Et moi j’ai vu des gens qui mettent leur maison, qui mettent leur voiture en jeu, au poker.
La logique de se refaire après une grosse perte
Si on veut parler de finance, c’est exactement la même logique : tu rentres dans des délires où tu gagnes un peu, tu gagnes un peu, tu gagnes un peu, et quand tu perds, tu perds tout. Et tu veux te refaire. Et tu rentres dans quelque chose qui n’est plus dans la logique.
Le marché : un monstre du Loch Ness
La somme de chaque action c’est à dire de tout le monde, que ce soit les traders, les petits traders, les investisseurs, les fonds de retraite, les fonds de pension, etc… tout ça, c’est ce qu’on appelle « le marché », moi je l’appelle « le monstre du Loch Ness ». Le monstre il dort, il dort, il dort, et quand il se réveille il nous tape tous comme des petites fourmis et tu ne peux pas le battre. Tu ne peux pas battre le marché. Le marché, il est fou, il est très très fort. Ce qui se passe, c’est qu’il y a des gens qui rentrent dans des délires où il se mettent à emprunter à leurs amis à leurs collègues etc. Et tu peux rentrer vraiment dans les mêmes délires que ce qui est des jeux de hasard.
Vouloir se refaire. Tu l’as vu ça ? Tu as côtoyé des gens qui étaient dans ce type de situation ou du moins tu en as entendu parler ?
Même vécu. Tu n’apprends que de tes erreurs et de tes conneries en fait. Au tout début, un jour, il y a mon boss, il est parti en vacances longtemps parce qu’il venait de se marier, c’était mon été, et moi je devais gérer les books etc.. comme c’était au mois d’août, on s’embêtait alors moi j’achetais sur les futures, sur l’eurostoxx, alors j’achetais, je revendais, je venais d’en acheter hein, c’était facile. Mais après, un jour, ça va contre ton sens et c’est la qu’entre la logique « je vais me refaire, je vais me refaire » et après tu vois à la limite tu le caches un peu tu vois. Ton boss passe devant ton écran tu mets un tableau excel pour le cacher etc.
En fait j’ai compris dans quel délire rentrent les gens qui peuvent être ce qu’on appelle des « Rogue traders ». Moi c’était tout petit, on parle de rien, j’étais très junior. Mais j’ai appris que tu peux rentrer dans des cycles qui peuvent être très dangereux et en gros qui peuvent coûter énormément à toi et à ta banque.
Je veux revenir sur un mot que tu as dit pour que tu développes davantage. Tu as dit, il y a un « biais » concernant les traders. Alors juste je résume ce que tu as dit précédemment, c’est que clairement, « le trading pour tous » les amis, voilà, vous avez là l’expérience d’un trader avec 15 ans d’expérience dans différentes banques avec des résultats concrets. Vous avez des pros directs. Et le deuxième point qui est important pour tous ceux qui s’intéressent au trading, en tant que boursicoteurs, tu as dit « il y a un biais pour les traders » et là où tu voulais en venir, je suppose, c’est qu’en fait ils peuvent gagner mais ils ne perdent pas en fait, de leurs proches.
Ah non c’est très bien ça à développer. En fait, les gens normaux quand ils mettent leur argent ils perdent leur argent. Un trader, on t’apprend ça tout de suite, dès ton premier jour, c’est à dire que tu as une option : si tu fais énormément d’argent tu vas gagner beaucoup d’argent et si tu en perds énormément tu perds rien. Les règles ont un peu changé maintenant puisqu’on te bloque une ou deux ou trois années ton bonus, mais attention pour qu’ont te l’enlève, il faut vraiment avoir fait la pire connerie tu vois. Je connais moi personnellement personne à qui on a annulé ses bonus durant vingt ans. Je ne connais personne.
Donc les lois, c’est juste politique. On a mis des lois avec le bonus capé à une ou deux fois le salaire fixe : qu’est-ce que les banques ont fait ? Elles ont multiplié par trois ou quatre ou cinq les salaires c’est n’importe quoi. C’était sous Sarkozy mais en fait c’était européen. On avait peur à l’époque, tu vois, même moi, j’étais responsable des traders et le boss m’ont dit « t’inquiète, t’inquiète c’est pour faire plaisir au peuple ». Ils ont multiplié les salaires des MRT « major risk taker ».
C’est ça que j’ai trouvé bizarre dans la finance. C’est que constamment, ils arrivent à contourner les lois pour qu’elles soient chaque fois à notre avantage.
Mais donc si tu as un mauvais trader, il perd de l’argent, il ne fait pas gagner d’argent à la banque, il est quand même potentiellement en risque de perdre son bonus et de se faire virer quand même ?
La banque veut tout le temps prendre du risque. Parce que si tu ne fais pas d’oseille, tu coûtes un poste et tu ne sers à rien. Quand tu te fais démâter, c’est arrivé à des gros traders, la banque est obligée de te virer pour l’exemple. Mais les autres banques vont le prendre : le raisonnement est que c’est un accident. Il sait gérer un book.
C’est comme Drahi. Il a une phrase de trader : « quand j’avais emprunté 1 millions de francs je ne dormais pas mais quand j’ai emprunté 10 ou 100 millions de francs c’est mon banquier qui ne dormait pas. » S’il perd de l’oseille il n’a rien perdu. C’est l’Etat qui paye.
C’est une logique de traders de salle de marché : si je perds c’est la banque qui perd. Si je gagne c’est moi qui gagne.
Mais ça ce sont les traders qui bossent en banque par opposition aux traders qui bossent dans leur coin
Ah non alors eux, ils perdent leur argent à eux.